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La Justice (1 - 100) - ZaunköniG - 24.11.2010 La Justice (Auszüge) Le chercheur. La vérité n'admet qu'un studieux amant : Je m'arme pour savoir ! Je fourbis la cuirasse Que l'ombre déshonore et que la rouille encrasse, Et j'aiguise le dard qui s'émousse en dormant. Certes, je bouclerai l'airain si fortement Sur ma poitrine hostile au culte que j'embrasse, Que l'armure sévère y marquera sa trace Plutôt que d'y permettre un lâche battement. Et dussé-je, si rien ne t'entame, ô nature, Sphinx horrible et charmant, te prendre à la ceinture, Et dans un cri forcé t'arracher ton secret, Corps à corps avec toi je lutterai sans trêve ! À nous deux maintenant ! Parle, me voilà prêt, Je ne suis plus l'Oedipe alangui par le rêve. Une voix. Seul le rêve embellit les vers ! À dépouiller de leur prestige Les merveilles de l'univers, Poète, quel devoir t'oblige ? Si la nature t'apparaît Sous tant de formes attachantes, N'est-ce pas pour que tu la chantes Sans attenter à son secret ? Indigente comme un squelette Que la chair vient d'abandonner, L'idée incolore et muette Aux sens n'a plus rien à donner. Oh ! Que d'ingrats efforts te coûte Le vrai que tu n'atteins jamais ! Le chercheur. Qui donc me dit ce que je tais ? Quel adversaire en moi m'écoute ? Depuis que j'ai quitté les gracieux vallons Où mes vingt ans chantaient leur peine et leur folie, Et que pour retremper ma pensée amollie, J'ai des pics éternels gravi les échelons, Le front dans les brouillards et dans les aquilons, Je glisse en trébuchant sur la glace polie, Et me souviens parfois avec mélancolie Des prés qui m'ont laissé de leur mousse aux talons. Et j'ai beau me boucher des deux mains les oreilles, J'entends monter des voix à des appels pareilles, Indomptables échos du passé dans mon cœur : Ce sont tous mes instincts poussant des cris d'alarme ; En moi-même se livre un combat sans vainqueur Entre la foi sans preuve et la raison sans charme. Une voix. Ne lis plus. écoute ces voix ; Laisse-toi ramener par elles Aux grandes pentes naturelles Où glissait ta vie autrefois ; Nulle veille ne les supplée, Nul enseignement ne les vaut : Elles te l'avaient révélée L'humble science qu'il te faut ! Tout le reste est mensonge ! Oublie. Au fil de l'eau, vers l'horizon, Descends avec une Ophélie Entre deux rives de gazon. Tu recouvreras l'espérance Avec l'oubli des livres lus. Le chercheur. Que ne puis-je en ne lisant plus Recouvrer ma jeune ignorance ! L'esprit humain jadis planait tout endormi, Fuyant sur les hauteurs son terrestre entourage ; Comme le somnambule, au gré d'un vain mirage, Hante les toits, d'un pied par l'erreur affermi. Il s'éveille, et sentant, l'oeil ouvert à demi, Sa vision sombrer dans un brusque naufrage, Il perd toute la foi qui lui sert de courage, Et tremble désarmé sur le gouffre ennemi. La science a miné le vieux monde illusoire, Et triant les débris qui jonchent la mémoire, Elle repeuple l'âme avec des pensers vrais. Ces blêmes vérités sortent des beaux décombres Où gît tout ce qu'hier j'aimais et vénérais : Eh bien ! Sur la justice interrogeons ces ombres ! Une voix. La justice est un cri du cœur ! Déjà l'enfant qu'à tort tu grondes En entend les rumeurs profondes S'amasser contre ta rigueur ; Dans le jeune homme au fier courage, Quand le droit se lève outragé, Le front a reconnu l'outrage, Mais c'est le cœur qui l'a vengé ; Chez l'homme où la dignité mûre Contraint la fougue à réfléchir, Quand le front a pesé l'injure, C'est le cœur qui l'en fait rougir ! Ô science, prisme où se glace Tout rayon qui passe au travers ! Le chercheur. Je cherche un cœur à l'univers, Et tu ne m'en dis pas la place. Où rencontrer un point de départ et d'appui ? Pas de commencement ! Les lois sont éternelles ; Pas de création ! Le monde est vieux comme elles, Et son enfantement dure encore aujourd'hui. Or à quelle consigne obéissaient en lui, Depuis longtemps, les lois, ces fixes sentinelles, Avant l'éclosion des premières prunelles Et des premiers cerveaux où l'idée en a lui ? Mystère ! Et c'est encore un mystère insondable Que le type suprême où tend sa forme instable, À travers les douleurs, par de si longs essais. L'origine et la fin me sont à jamais closes ! Et pourtant, si je veux m'en passer, je ne sais Ni la raison des lois ni le vrai sens des choses. Une voix. Eh bien donc ! à genoux ! Rends-toi ! La science est vaine : renonce À sa misérable réponse Qui ne dit pas le grand pourquoi. Des fronts las divine ressource, La foi guide au vrai sans effort, Comme la baguette à la source Et comme la boussole au port. Préfère aux livres le cilice Des saints couronnés de lueur : Leur sang offert avec délice Est mieux payé que ta sueur ! Car où va la science ? Où mène Ce fil fragile au long circuit ? Le chercheur. C'est pour l'apprendre qu'on le suit De phénomène en phénomène. Atomes éternels aux éphémères jeux, Océan d'où la force, en des retours sans nombre, Émerge infatigable aussitôt qu'elle y sombre, Vous travaillez sans trouble aux destins orageux. Je vous envie, aînés du chaos nuageux Dont le ciel par degrés sans fin se désencombre : Vous n'êtes pas vaincus par la froidure et l'ombre Qui rendront tour à tour tous les astres fangeux. Aveugles sans faillir, sous des lois nécessaires Vous êtes ouvriers de toutes les misères Dont les mondes ensemble accumulent l'horreur. Et, durs également dans la chair ou la roche, Vous ignorez la peine aussi bien que l'erreur ; Et la mort qui nous suit jamais ne vous approche. Une voix. Que m'importe ces éléments, Et les longs âges sans années Où des tardives destinées Se perdent les commencements ! Ce qui m'importe, ô ma maîtresse, C'est que ces éléments si vieux Soient devenus de ma tendresse Le miroir si jeune en tes yeux ; C'est que leurs effroyables fièvres En caresses aient pu finir ; C'est qu'ils soient devenus nos lèvres Pour que nous puissions nous unir ; Qu'importe leur passé farouche, S'ils en ont su faire un tel bien ! Le chercheur. Heureux, heureux, qui ne sait rien Du mal que font l'oeil et la bouche ! L'univers porte en soi d'infaillibles conseils Dont la sagesse a l'air d'une atroce démence : Sans âge, il fut longtemps une fournaise immense Qui crachait son écume en tournoyants soleils. Ces soleils ont lancé d'autres éclats pareils, Dont la ronde à son tour se brise et recommence ; Puis la vie a des cieux affronté l'inclémence Et cherché des climats pour ses frêles éveils ; L'antique masse en feu, qui n'était qu'incendie, En se disséminant d'astre en astre attiédie, A perdu sa fureur dans les mondes nouveaux ; Mais c'est sur leur écorce éteinte que la flamme Se transforme, vouée à de sombres travaux, En force pour la lutte et pour l'angoisse en âme. * * * Le chercheur. Étoiles, vos regards font plier les genoux ! L'appel de l'infini sous vos longs cils palpite ! Mais, si sombre que soit la terre, et si petite, Commençons par la terre, elle est proche de nous. L'homme est par le labour son plus intime époux ; L'indifférent soleil de loin la sollicite, Mais lui, qui de ses fruits guette la réussite, Passe toute l'année à lui tâter le pouls. Ce monde étant le seul que j'étreigne et pénètre, J'y dois chercher d'abord ce que je veux connaître, Et je consulterai les autres à leur tour. Je vais donc l'ausculter, pour voir si d'aventure N'y siègent pas d'un dieu la justice et l'amour, Si la terre n'est pas le cœur de la nature. Une voix. Ah ! Ne lui demandons pas tant ! Pour moi, cette planète où j'aime Où j'espère dès que je sème, Où je mérite en combattant, Dont la surface ample et féconde Prodigue à mes vœux tous les jours Tant de trésors si je la sonde, D'horizons si je la parcours, Cœur du monde ou tas de poussière, En paix j'y travaille et j'y dors ; Elle est belle, elle est nourricière ; Éperdument j'y plonge et mords ! La nature en ce cher asile Met ses élus, non ses maudits. Le chercheur. Ce qu'elle y met de paradis M'a rendu le goût difficile. Je laisse dans leur nuit faire leur somme épais Les pierres, les métaux, tous les êtres inertes, Où rien ne retentit ni des gains ni des pertes Qui les changent toujours sans les tuer jamais. J'ai perdu le sommeil qu'auprès d'eux je dormais ; Mais je sens l'âme en moi des multitudes vertes Dont les plaines jadis étaient toutes couvertes, Et je sais les combats de leur menteuse paix ; Je me sens oppressé dans les germes qu'étouffe Des fougères d'alors la gigantesque touffe, Où le silence est fait d'impuissance à gémir. Oh ! Qu'il en périra de flores faméliques, Pour qu'en l'âge tardif du soc et du zéphyr Fleurissent des épis les blondes républiques. Une voix. Le poète anime la fleur Des rêves dont son âme est pline, Le parfum lui semble une haleine, La goutte de rosée un pleur. Qu'en croirai-je ? Oh ! La fleur vit-elle ? Passe-t-il un frisson nerveux Dans la feuille, verte dentelle Aux fils plus fins que des cheveux ? La corolle, que la lumière Fait s'entr'ouvrir, et qui la suit, Est-ce une ébauche de paupière En vague lutte avec la nuit ? Dis-moi si, pour la rose, éclore C'est naître, et s'effeuiller, mourir. Le chercheur. La sève que j'y vois courir Est du sang déjà, pâle encore... Nul germe en l'univers ne tire du néant De quoi fournir son type et tarir sa puissance ; Chaque vie à toute heure est une renaissance Où les forces ne font qu'un échange en créant. Aussi tout animal, de l'insecte au géant, En quête de la proie utile à sa croissance, Est un gouffre qui rôde, affamé par essence, Assouvi par hasard, et, par instinct, béant. Aveugle exécuteur d'un mal obligatoire, Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire L'arrêt de mort d'un autre, exigé par sa faim. Car l'ordre nécessaire, ou le plaisir divin, Fait d'un même sépulcre un même réfectoire À d'innombrables corps, sans relâche et sans fin. Une voix. Comme une vasque trop peu large Déverse l'onde par ses bords, La terre étroite se décharge Du flot surabondant des corps ; Elle n'en borne pas le nombre, Car peu d'êtres une fois nés Regrettent le silence et l'ombre, À sa mamelle cramponnés ! Et quelle vierge n'aventure Au souffle obsédant de l'amour Le nœud léger de sa ceinture, Fière de souffrir à son tour ? Vis donc ! C'est la loi générale, Et mange comme tu pourras ! Le chercheur. Une assez commode morale A tiré la faim d'embarras. Tout vivant n'a qu'un but : persévérer à vivre ; Même à travers ses maux il y trouve plaisir ; Esclave de ce but qu'il n'eut point à choisir, Il voue entièrement sa force à le poursuivre. Ce qui borne ou détruit sa vie, il s'en délivre ; Ce qui la lui conserve, il tâche à s'en saisir : De là le grand combat, pourvoyeur du désir, Que l'espèce à l'espèce avec âpreté livre. Ou tuer, ou mourir de famine et de froid, Qui que tu sois, choisis ! Sur notre horrible sphère Nul n'évite en naissant ce carrefour étroit. Un titre pour tuer, que le besoin confère, Où la nature absout du mal qu'elle fait faire, Un brevet de bourreau, voilà le premier droit. Une voix. Il n'est ni bourreaux, ni victimes, Il n'est pas même d'ennemis, Quand les meurtres sont légitimes, Par les décrets de Dieu permis ! Dans leur démêlé séculaire, Qui n'est qu'un ordre violent, Les espèces s'entr'immolant Le font sans haine ni colère. De là vient que nul repentir Ne trouble la faim satisfaite ; Que toute proie à sa défaite Peut sans rancune consentir : Elle tombe dans une guerre Où chacun doit un jour tomber. Le chercheur. Ah ! Les vaincus à succomber Ne se résignent pourtant guère ! L'espace est plein des cris par les faibles poussés. Comme à travers la nuit geignent les vents d'automne, Sans cesse monte au ciel la plainte monotone De ces vaincus amers, pleurants, ou courroucés. Vous criez dans le vide ! Assez de cris, assez ! Le silence du ciel, ô faibles, vous étonne : Vous voulez que pour vous contre les forts il tonne ; Vous imitez pourtant ceux que vous maudissez : Quand vous leur imputez leur tyrannie à crime, Est-il un seul de vous qui pour vivre n'opprime ? Où la vie a germé, l'égoïsme a sévi. Bien qu'elle soit petite et douce, votre bouche, Elle est pourtant armée, et l'appel en est louche : On sait à quels baisers elle a déjà servi. Une voix. Baisers vibrants qu'aux fleurs mouillées Portent les sonores essaims Des abeilles ensoleillées, Êtes-vous œuvres d'assassins ? Baisers de la mère à la fille, Baisers des frères et des sœurs, Les agapes de la famille Ont-elles souillé vos douceurs ? Baisers des bouches rassemblées Sur un front d'aïeul, baisers purs Comme en versent les giroflées Sous les vents d'avril aux vieux murs, Ces bouches qu'une larme arrose Ont-elles de féroces dents ? Le chercheur. La mort fait son œuvre au dedans, Sombre sous des dehors de rose. Ce précepte m'émeut : « Ne fais pas au prochain Ce que tu ne veux pas qu'il te fasse à toi-même. » Pourtant s'il le faut suivre en sa rigueur extrême Il n'est d'autre avenir que de mourir de faim. Vivre sans nuire ! ô songe ambitieux et vain ! Le prochain, quel est-il ? Voilà le grand problème. Qu'il végète ou qu'il pense, et qu'on l'abhorre ou l'aime, Tout être a, dès qu'il sent, quelque chose d'humain. Et n'alléguons jamais, meurtriers hypocrites, La souveraineté que nous font nos mérites. Tout vivant souffre, aucun ne s'est donné son rang. L'homme civilisé, charité bien étrange ! N'appelle son prochain nul être dont il mange. L'anthropophage est seul impartial et franc. Une voix. Horreur ! On ne sait si tu railles Ou si toi-même tu te crois ; Laisse aux cyniques sans entrailles Leurs sarcasmes hideux et froids. Ce matin j'ai vu l'alouette, Perçant l'air comme un point vermeil, Avec le cri pur qu'elle y jette S'évanouir dans le soleil ; Sa voix enchantait l'étendue ; Un trait d'archer l'a fait mourir. La voix n'est pas redescendue, J'en ai senti mon cœur souffrir... Mais pour un oiseau qui succombe, L'amour au ciel en rend bien deux ! Le chercheur. Je pense aux morts ; toi, si tu peux, Chante l'amour sur l'hécatombe. Toujours grave en tuant, le fauve carnassier Bondit, abat sa proie, et mange, grave encore ; L'homme, joyeux convive, assaisonne et décore La chair qu'il engraissa pour le plomb ou l'acier. D'où vient que, pour lui seul scrupuleux justicier, Ce tueur, sans pitié pour la faune et la flore, Châtie en l'homicide un crime qu'il abhorre Et dans la chasse impie admire un jeu princier ? Le même acte, en dépit des mots dont on le nomme, S'il n'est crime envers tous, ne l'est point envers l'homme, Et s'il est crime en haut, l'est à tous les degrés. Ô morale, n'es-tu qu'un pacte entre complices ? Pourquoi ton équité, bonne pour nos polices, Ne nous rend-elle pas tous les êtres sacrés ? Une voix. Rêveur, tu parles en profane ! Le plus juste peut s'oublier, Quand il est rué par Diane Sur les traces d'un sanglier ! Ne connais-tu pas ce délire ? L'ouragan des chiens, leurs abois, Et la fanfare qui déchire La tressaillante horreur des bois ! L'hallali ! L'assaut du colosse Qui se débat, les chiens au flanc, Secouant leur grappe féroce Dans les entrailles et le sang ! Nulle jeune et guerrière envie N'émeut donc l'audace en ton cœur ? Le chercheur. J'ai mis mon zèle et ma vigueur À sonder mon droit sur la vie. Tantôt je prends l'acier, j'en avive le fil Et je tranche la chair en convive impassible : Je me semble être un roi, comme l'entend la bible Qui déclare saint l'homme, et tout le reste vil. Tantôt j'ai le soupçon d'un infini péril, Et je crois me sentir l'humble et lointaine cible D'un centaure céleste à la flèche invisible, Il passe en moi l'éclair d'un effroi puéril. Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des anciens, dogme ou philosophie, Ne m'a rien enseigné que la crainte et l'orgueil ; Ne m'abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil. Une voix. Voici l'aube ! - éteins ta veilleuse ! - L'aube au tendre éblouissement, L'aube suave et merveilleuse Qui nous fait sourire en dormant : Par les fentes des portes closes Regarde pendre au bord des lits, Parmi les raisins et les roses, Les bras lents des amants pâlis... Écoute au loin la voix d'Horace : Il t'invite à cueillir le jour ; Lydie en s'éveillant l'embrasse : Imite leur facile amour ! Chasse la sombre maladie Qui trouble tes nuits, insensé... Le chercheur. Quand Horace a chanté Lydie, Mon siècle n'avait point pensé. Le chercheur. Justice, mes regards ne t'ont pu découvrir Chez les vivants distincts de figure et d'essence. Chez ceux de même forme et de même naissance, Dans notre espèce, au moins, te verrai-je fleurir ? Je vois bien, parmi nous, des frères se chérir, Les amis séparés que fait pleurer l'absence, De pudiques beautés qu'un amour pur encense, Des mères par tendresse heureuses de souffrir. Je sais que ces penchants, seuls dompteurs de nos pères, Ont changé, par l'amour, en foyers les repaires, En cités, par le droit, les foyers respectés ; Mais je tremble qu'en nous ces antiques mobiles Ne soient à notre insu d'égoïsme infectés, Sur leur humble origine à nous tromper habiles. Une voix. Poète, que rendent jaloux L'amour constant des tourterelles, Devant nos sanglantes querelles La paix qui dure entre les loups, Le sûr voyage des cigognes Qui n'ont pour guide que le ciel, Devant nos pénibles besognes L'œuvre exquise d'où sort le miel ! S'il est vrai que Dieu se devine Dans ces instincts fiers ou touchants, Diras-tu qu'elle est moins divine La source des humains penchants ? Reconnais-y la providence Plus sage que ta volonté. Le chercheur. Certes, à défaut de bonté, La nature a de la prudence ! Elle a su conformer les vouloirs à ses plans Par un ressort profond qui les meut à sa guise ; L'appétit seul qu'un nom plus ou moins beau déguise Règle de tous les cœurs les vœux et les élans. L'élite des mortels croit, depuis deux mille ans, Cueillir les divins fruits d'une morale exquise ; Mais sa foi, c'est, au fond, l'appétit qui s'aiguise, Courant aux palmes d'or comme jadis aux glands. La nature n'a pas, quand une espèce est née, Confié son salut, remis sa destinée À des gardiens d'un zèle arbitraire et gratuit ; Non ! L'œuvre utile à tous est à chacun prescrite Par les propres besoins de son cœur, que séduit Un illusoire appât d'ivresse ou de mérite. Une voix. Ainsi, pas de noble action ! Il n'en est pas de méritoire ! Vertu ! Sacrifice ! à t'en croire, Tout cela n'est qu'illusion ! Comment, sans s'indigner, t'entendre ? Le doute règne, la foi dort, Socrate est mort, le Christ est mort, Ils ne peuvent plus se défendre. Mais nous que leur exemple a faits, Nous, disciples de leur supplice, Souffrirons-nous qu'on avilisse La sainteté de leurs bienfaits ? Ô monstre, jusque chez les bêtes Le dernier des cœurs te dément ! Le chercheur. Viens sonder les cœurs froidement Si tu ne crains pas mes enquêtes. La nature, implacable, aux rigueurs de ses lois Abandonne l'obscur et faible satellite, Et dans la grande lice où tout être milite, Parmi les combattants, ne sauve que les rois. Mais il est nécessaire au progrès de ses choix Que sa fécondité jamais ne périclite, Qu'une autre multitude enfante une autre élite Où l'espèce survive et s'élève à la fois. Tout doit donc pulluler. Aussi combien elle use, Pour remplacer les morts, de génie et de ruse ! Mille instincts y pourvoient, sublimes s'il le faut ! Bien qu'au salut commun l'espèce l'asservisse, L'égoïsme pourtant n'est pas mis en défaut : C'est l'intérêt du cœur qui pousse au sacrifice. Une voix. Peux-tu nier le grand duel Entre l'agréable et l'honnête, Qui depuis Hercule, ô poète, Est si clair, étant si cruel ! Ah ! Toi-même, quand pour bien faire Ta volonté combat tes vœux, Tu sens ce que ton goût préfère, Et c'est l'opposé que tu veux. Laisse-toi croire qu'il existe Dans le devoir un noble amour, Plus fort que l'amour égoïste, Un dévoûment sans nul retour ! Souffre que cette foi profonde Te console de t'immoler ! Le chercheur. C'est pour m'instruire que je sonde, Et non pas pour me consoler. L'égoïsme est aveugle entre espèces : chacune, Viable sur la terre à force d'avoir nui, De ses derniers vaincus se repaît aujourd'hui, Sans que nulle pitié, nul remords l'importune. L'égoïsme entre égaux veille à la paix commune : L'être le plus féroce épargne alors autrui, Parce qu'il reconnaît sa propre vie en lui, Et fait sur lui l'essai de sa propre fortune. Le fraternel instinct n'est donc pas généreux : Les loups sans hésiter se mangeraient entre eux, S'il n'importait à tous que leur chair fût sacrée ; Mais l'espèce, attentive en chaque individu, Persuade au loup même, à qui la chair agrée, Que celle du loup seul est un mets défendu. Une voix. La fin commune pressentie, Le lien du sang deviné, C'est déjà de la sympathie ! Où le sang parle, un cœur est né ! Un cœur bat où la moindre fibre Aux appels d'une autre répond ; Du tumulte immense où tout vibre Se dégage un concert profond ! Le conflit des êtres ressemble Au prélude où chaque instrument S'essaie, hésite, et pour l'ensemble Cherche le ton séparément ; J'en entends plus d'un qui s'accorde À ce ton divin qu'il cherchait ! Le chercheur. Je ne vois pas lever l'archet, J'entends partout grincer la corde. L'amour avec la mort a fait un pacte tel Que la fin de l'espèce est par lui conjurée. Meurent donc les vivants ! La vie est assurée : L'amour dresse, au milieu du charnier, son autel ! Tous lui font un suprême et souriant appel ; Comme, avant de servir aux tigres de curée, Tous les gladiateurs saluaient la durée Et la gloire du peuple, en son maître immortel. Amour, qui, façonnant ta victime à sa tâche, La rends brutale et souple, aventureuse et lâche, Pour abattre ou tourner la barrière à tes vœux, Amour, ne ris-tu pas des roucoulants aveux Que depuis tant d'avrils la puberté rabâche, Pour en venir toujours (triste après) où tu veux ? Une voix. Les roucoulements des colombes, Les serments des cœurs amoureux, Ne remplissent jamais les tombes Avant d'avoir fait des heureux. Les yeux ardents devenus graves, C'est le désir évanoui Qui remercie en pleurs suaves Le bonheur dont il a joui. Souviens-toi de la bien-aimée : Elle a souri ! Tout peut finir, Ton âme en demeure charmée Pour un éternel avenir ! Dans ton impure calomnie Souviens-toi de ses yeux baissés. Le chercheur. Hâte donc plutôt l'agonie Des souvenirs qu'ils m'ont laissés ! Dans l'oeil indifférent des vierges, ô nature ! Tu fis bien d'allumer un céleste flambeau : Si fort que soit l'attrait d'un corps novice et beau, C'est grâce à l'idéal que l'humanité dure. Le dégoût de peupler une terre aussi dure Eût peut-être aboli ce frêle et fier troupeau, Si d'un vain paradis quelque vague lambeau N'eût flotté pour le cœur plus haut que leur ceinture. Le soir, quand l'idéal, complice de tes fins, Sous le nom de pudeur leur fait des yeux divins Dont les longs cils penchés ont un attrait de voiles. Leur regard, fourvoyé par l'ennui vers le ciel, Paraît, en se baissant, nous offrir des étoiles ; Et nous nous approchons ! Voilà l'essentiel. Une voix. Si la pudeur même est suspecte À ton scepticisme brutal, Ah ! Que du moins il y respecte La foi du cœur dans l'idéal ! Quelle est donc l'infâme querelle Qu'au nom du sang tu chercheras À la grâce surnaturelle De la Vénus qui plaît sans bras ? Est-ce donc l'espoir d'une étreinte Qui nous touche en ce marbre dur ? La pierre d'idéal empreinte Est la chaste sœur de l'azur ! N'épargneras-tu point ta bave À la candeur de la beauté ? Le chercheur. Je sens sa chaîne à mon côté, Mais mon front n'est pas son esclave. Charmeuse du vouloir et fléau de l'honneur, Il n'est pas de remords que la beauté n'endorme : Quel saint n'a fait un jour le sacrifice énorme D'un paradis futur à son joug suborneur ? Qu'aveugle à son mirage un tiède raisonneur, Pour savoir ce qu'elle est, chez Platon s'en informe ! Elle est, pour qui la voit, l'irrésistible forme Qui se rend préférable à tout, même au bonheur. C'est que l'intégrité du moule de la race Est confiée au choix que la beauté vous trace, Amants qu'elle apparie et force à se choisir ! Et chez les bêtes même, un sens de la figure, Où l'oeil révèle au sang sa préférence obscure, Assortit les époux qu'accouple le désir. Une voix. Ne vois-tu partout qu'égoïsme Transformé selon les destins ? Ah ! Salue au moins l'héroïsme Dans le plus sacré des instincts ! En hiver, quelle atroce louve Malgré les fourches, les couteaux Et les chiens des bergers, ne trouve De quoi nourrir ses louveteaux ? Quelle tigresse ne s'affame Pour ses petits, quand ils ont faim ? Et que n'ose risquer la femme, Quand ses enfants n'ont plus de pain ? Ah ! La tendresse maternelle Atteste un cœur dans l'infini ! Le chercheur. Il fallait bien tenir uni Le fruit du ventre à la mamelle. Avant les animaux, quand régnait la forêt, Seule à têter le sein de la terre en gésine, La nourriture, humeur abondante et voisine, Où tombait la semence, au rejeton s'offrait. L'air s'épure, et la chair libre et pauvre apparaît, Forcément chasseresse, étant fleur sans racine ; Mais la progéniture, avant qu'elle assassine, Doit, trop faible d'abord, trouver du sang tout prêt. Il faut que la femelle avec son sang l'élève ; Nourrice, elle est encore une tige, où la sève Monte au fruit suspendu, mais déjà détaché. Ce fruit, le sien, le seul aimé, c'est elle-même, C'est l'extrait de son être à ses flancs arraché : La nature est habile et sait bien ce qu'on aime. Une voix. Écoute, écoute retentir Les cris d'héroïque tendresse, Comme un reproche à ton adresse Amassés pour te démentir, Tous les cris poussés par les mères, Depuis l'enfantement d'Abel Jusqu'aux grandes douleurs dernières D'où naîtra le dernier mortel ! Quelle grandeur n'as-tu flétrie ? Mais, sans nier toute vertu, Par quel doute aviliras-tu Le saint amour de la patrie ? Sauverai-je ce dévoûment De tes subtilités maudites ? Je les crains : oublie en dormant La réponse que tu médites. Il fait nuit, c'est la fin des pas et des clameurs ; Le marchand de ses gains double en songe la somme, Le manœuvre s'affaisse et cuve son rogomme, La galère partout a vaincu ses rameurs. Tous les bruits de la vie en confuses rumeurs Expirent dans la brise aux pieds de l'astronome ; On sent planer la trêve éphémère du somme Sur la ville, tombeau d'innombrables dormeurs. Le prochain cimetière a des lits plus durables. Où serait le grand mal si tous ces misérables, Malheureux ou méchants, ne se réveillaient pas ? Ne peux-tu, zodiaque, achever ta tournée Sans le secours de l'homme, infirme et sitôt las ? Toi, terre, ouvrir demain, sans peuples, la journée ? Une voix. Les peuples ont pour mission De vaincre et d'ennoblir la terre ! Chacun d'eux avec passion Chérit le sol héréditaire ; Et quand par des envahisseurs Une glèbe en est offensée, Le soldat baise au front ses sœurs Et sur les yeux sa fiancée ; Il part. Hélas ! Un bien-aimé, Un frère, un fils ! Qui le remplace ? Mais la famille en vain l'enlace : Pour la patrie il s'est armé ! Son front sous le baiser s'incline, Et se redresse après l'adieu. Le chercheur. Mais on lui facilite un peu La vertu par la discipline. Le chef n'est qu'un roseau ; son ordre, un peu de vent ; Mais le soldat l'ignore. Un champ de mars ressemble Au cirque où des lions côte à côte vont l'amble, Pour obéir au fouet qui règne en les bravant. Il marche à droite, à gauche, en arrière, en avant, Comme on veut, le troupeau formidable qui tremble ! Mais vous qui lui montrez comment on marche ensemble, Prenez garde qu'un jour il ne soit trop savant : Montant de proche en proche, un seul refus tenace À l'impuissante voix qui commande et menace, Vous dégraderait tous, du caporal au roi ! La discipline est l'art de faire craindre une ombre, L'art de magnétiser la force par l'effroi, En trompant l'unité sur le pouvoir du nombre. Une voix. Tais-toi ! Le doute empoisonneur Te souffle un langage de traître ! Un officier n'est pas un maître : En lui l'obéi, c'est l'honneur ! Il porte la patrie entière Dans sa pensée et dans ses yeux ; Toutes les âmes des aïeux L'accompagnent à la frontière ; Tous les défenseurs sur ses pas S'y précipitent avec rage, Sous l'aiguillon seul du courage, Qu'il leur apprend s'ils ne l'ont pas ! Le soldat, l'oeil plein d'étincelles, Court au canon sur lui braqué ! Le chercheur. Ce lion retourne aux gazelles, Aussitôt qu'il n'est plus traqué. Quand deux états rivaux, aux bornes mitoyennes, Pour se les disputer lèvent leurs étendards, Et qu'après maint exploit, tous, conscrits et soudards, Ont amplement fourni la pâture aux hyènes, Il se peut qu'en changeant les frontières anciennes La victoire à l'aveugle ait mieux taillé les parts, Ou que le favori de ses sanglants hasards Occupe iniquement les terres qu'il fait siennes : N'importe ! Quels qu'ils soient, les arrêts du canon Demeurent viciés, équitables ou non : La sentence du meurtre est toujours immorale. Chaque ennemi par l'autre est devant Dieu cité ; Mais le juge est suspect dans chaque cathédrale, Où l'encens le provoque à la complicité. Une voix. L'histoire abonde en grands exemples De la justice du vrai Dieu ; Sous mille noms, dans tous les temples, C'est lui qui pèse chaque vœu. Des temples grecs que le temps mine Il est tombé plus d'un fronton, Depuis les flots de Salamine Jusqu'aux herbes de Marathon ; Mais aucun siècle ne déchire Le livre où chaque race apprend La morsure de Cynégire, La palme du coureur mourant ! Et l'arrêt de Dieu qui les juge Aux cultes grecs a survécu. Le chercheur. Ton juste Dieu n'est qu'un transfuge Aux yeux du roi des rois vaincu ! L'arbre des races pousse autrement que le chêne, Qui du sol ténébreux fait monter au ciel clair Son feuillage unanime et populeux dans l'air, Par des rameaux sans nombre enchevêtrés sans gêne ; Il ne circule pas une sève homogène Dans cet arbre saignant à l'écorce de chair, Et jamais les rameaux n'y fleurissent de pair : Où triomphe une race, une autre est à la chaîne. L'humanité plutôt ressemble à ces forêts Où la plus forte essence accomplit son progrès Par l'étouffement lent de ses faibles cousines, Où sous les vents d'orage un végétal géant, Foulant de ses bras lourds les floraisons voisines, Les brise, les effeuille et les met à néant. Une voix. Non, non ! L'espèce humaine est une : Tous les peuples sont différents Par le climat et la fortune, Mais, par l'âme et le corps, parents ! Leurs débuts sont tous comparables ; Leurs progrès se sont ressemblé : Où les déserts étaient arables Partout des socs ont fait du blé ! Leurs mœurs et leurs lois sont diverses ; Mais les fils, quand l'aïeul n'est plus, Partout aux licences perverses Opposent des pactes conclus. Le prêtre partout prie, et lave Par quelque baptême les fronts. Le chercheur. Garde-toi d'omettre l'esclave : Partout aussi nous le verrons. Tel homme à tel autre homme est souvent plus contraire Que la lumière à l'ombre et que l'onde au rocher. L'esprit qui les compare et les veut rapprocher Abuse impudemment de son besoin d'abstraire. Ton sang peut à ma lèvre imposer le mot frère, Mais ce mot, il ne peut à mon cœur l'arracher : Tel me parle en ma langue, et me reste étranger ; Je l'entends malgré moi siffler, rugir ou braire. Le sang est-il tout l'homme, et la fraternité, Pacte d'amour juré sans la main ni la bouche, N'est-elle que le nœud des corps de même souche ? Un roi nègre est issu (pour le moins imité) Du gorille, et par l'âme et la forme il y touche De plus près que mon chien, frère sans vanité. Une voix. Blanc, jaune ou noir, et qu'il se nomme Français, chinois, éthiopien, On salue un juge en tout homme ; Et ce respect prouve un lien. Pour titre à subjuguer la bête Tandis que le besoin suffit, On allègue un droit de conquête Quand c'est l'homme qu'on asservit ; Car l'esclave est juge, et le maître Qui le traite en pur animal Craint tout bas de ne lui paraître Qu'une brute faisant du mal. L'instinctif hommage à l'espèce Du nœud qui la forme est témoin. Le chercheur. Qui n'a tué d'un signe, au loin, Le mandarin dans l'ombre épaisse ? C'est du conflit des corps que le droit est venu. Si l'homme était une ombre, ou qu'il fût solitaire Et qu'il se pût nourrir comme il se désaltère, D'un peu d'eau, fruit du ciel, sans culture obtenu, Tout désir ne serait qu'un souhait ingénu, Du pouvoir de jouir aiguillon salutaire, Et le besoin, sans nom, serait mort-né sur terre ; Le mot justice même y serait inconnu ; Exempte d'imposer ou subir un partage, La vie, essor sans cesse élargi davantage, S'épandrait sans donner ni recevoir de heurt. Mais nos prisons de chair se disputent l'espace, La place de tes pieds, il faut que je m'en passe : Toujours d'un droit qui naît une liberté meurt. Une voix. Qu'importe ! Demande à Virgile Si, devenus ombres, les morts Ne pleurent pas l'épaisse argile Dont jadis étaient faits leurs corps : Dans leur impalpable substance Ils ne peuvent plus se léser ; Mais, n'ayant plus de consistance, Leurs lèvres n'ont plus de baiser ; Leurs bras, ouverts comme les nôtres, Se referment sans presser rien, Indépendants les uns des autres Ils souffrent d'errer sans lien ; Oh ! Les chaînes leur font envie : Ils ne sont que trop peu gênés ! Le chercheur. Entre eux n'étaient-ils enchaînés Que par la caresse, en leur vie ? Le sang, de corps en corps, circule entre animaux : Le meurtre le répare, en même temps qu'il l'use, La faim quotidienne en ose ouvrir l'écluse, Mais n'en ose lever que les tributs normaux ; L'homme, lui seul, dans l'homme en crève les canaux Par le fer et le plomb, sans la faim pour excuse ; Partout, mettant la force aux ordres de la ruse. Le dragon de la guerre a rougi ses anneaux. Nature, as-tu créé des races ennemies Pour balancer l'excès de tes économies Par des crédits ouverts brusquement à la mort ? Ne valait-il pas mieux modérer les naissances Que d'en abandonner l'équilibre au plus fort, Qui décime sans choix les fronts que tu recenses ? Une voix. Regrette le sang répandu, Mais non les batailles ; mesure, Non la largeur de la blessure, Mais à quel prix il fut vendu ! Les animaux vivent et meurent Sans patrimoine à féconder ; Leurs lois, qu'ils n'ont pas à fonder, Sans progrès ni déclin demeurent. Mais pour que tout le genre humain De plus en plus fleurisse et vaille, Chaque peuple à son tour travaille, S'il le faut, le glaive à la main : Puissant ou faible, il fait la guerre Pour la gloire ou la liberté ! Le chercheur. Ces biens, j'en connais la cherté, Le titre illusoire et précaire. Le chercheur. Les besoins sont, hélas ! Des douleurs agressives. Repu, le tigre est tendre, il lèche ses petits ; Mais quand monte le flux de ses grands appétits, Il découvre en miaulant ses crocs jusqu'aux gencives. Satisfait, l'homme est doux, ses haines sont oisives ; Mais quand les vrais besoins aux conseils de bandits Le poussent, maigre, au seuil des festins interdits, Il montre à nu ses droits comme des incisives. Ô Lycurgue, ô Solon, vos lois sont un rempart Que ronge nuit et jour la meute inassouvie, Dont l'instinct pour sévir attend votre départ ; Car dans l'espèce humaine, aux codes asservie, Entre les combattants du champ clos de la vie Vous limitez le droit sans assurer la part. Une voix. Les chartes naissent des discordes. Songe aux temps des désirs sans lois, Quand erraient en farouches hordes Les premiers hommes dans les bois ; Vois-les tout nus livrer bataille À des animaux insoumis Monstrueux de forme et de taille, Vois-les tous entre eux ennemis. Aux engins de chasse et de pêche, Aux armes, vois-les tour à tour Adjoindre le fuseau, la bêche, Puis le bœuf instruit au labour ; À la tente de peaux compare Le stable abri, même d'un gueux. Le chercheur. Je vois l'appétit, moins fougueux, Redevenir aussi barbare. Le besoin, fondateur des états, les détruit. D'abord, dans la tribu, les mœurs patriarcales Mesurent le travail aux forces inégales, Et selon l'âge et l'œuvre en partagent le fruit. Puis l'orgueil des aînés, le premier mur construit, La guerre, l'or conquis sur les cités rivales, Les trompettes d'airain des marches triomphales, Enseignent le loisir, le faste et le vain bruit. Les captifs sont changés en instruments serviles Pour féconder les champs et décorer les villes, Bienfaiteurs méprisés par les vainqueurs ingrats. Puis, de ses vieux tyrans famélique nourrice, La plèbe arme contre eux sa haine accusatrice, Ou n'a, pour les punir, qu'à se croiser les bras. Une voix. Elle aime mieux lutter sans trêve, Et d'âge en âge s'enrichir, Et s'éclairer, pour s'affranchir. Le progrès ne fait jamais grève ! Pendant que le victorieux Déchoit, moins brave et moins robuste, La table des lois passe au juste, Et la terre aux laborieux ; L'échange et l'équité compensent Et mêlent les fruits différents ; Ceux-ci labourent, ceux-là pensent, Tous alliés, tous conquérants ! Sur les castes, sur les frontières Les siècles passent leurs niveaux ! Le chercheur. Je vois toujours mêmes rivaux : Les fauves et les bestiaires. Brute qui bats ta femme et dis : « Mort aux tyrans ! » Qui ne lui parles point sans l'appeler carogne, Et, misérable roi, t'indignes sans vergogne De n'être pas nommé citoyen par les grands ! Et toi, plus insensé, né dans les premiers rangs, Qui, réprouvant cet acte et ce propos d'ivrogne, Trouves le meurtre en masse une noble besogne, Et t'adonnes, plus vil, à des vices moins francs ! Par le sang de la guerre ou par le vin du bouge Grisés comme taureaux affolés par le rouge, Qui peut croire qu'un jour vous vous embrasserez ? Qui jamais abattra le rempart séculaire Fait de pavés croulants, de trônes effondrés, Qu'entre vous ont dressé la peur et la colère ? Une voix. Je sais, je sais quel souvenir T'obsède et t'assombrit encore : Le plus difficile à bannir Est toujours celui qu'on abhorre. L'histoire sans sérénité N'est pourtant qu'une calomnie ; Vois d'assez haut l'humanité Pour en embrasser l'harmonie ; Pour y mieux juger, de moins près, L'ordre futur qui s'y dessine, Le peuplier qui prend racine Et va dépasser les cyprès ; Pour voir enfanter la justice Loin des cris de l'accouchement ! Le chercheur. Je doute fort qu'il aboutisse, L'accoucheur y va mollement. Au fond, posséder tout, hommes, bêtes et choses : Les hommes, par le droit, la guerre, ou le discours ; Les bêtes, sans pudeur, par des moyens plus courts ; Les choses, par l'argent et les murailles closes ; C'est votre but secret, bons rois maudits sans causes, Doux marchands, ouvriers équitables toujours, Laboureurs, si naïfs étant nés loin des cours, Penseurs amis du vrai, rêveurs amants des roses. Oh ! Qui n'envie un peu le trésor de Crésus, La force de César, le charme de Jésus, Tous les pouvoirs fameux qui règnent sur le monde ? Qui ne sent un désir trop avide et trop fier Égaré dans son cœur, comme au fond de la mer Roule une coupe d'or sous la vase profonde ? Une voix. Cette coupe d'or du désir, Vers tous les infinis tendue, Nous est offerte, et nous est due, Car seuls nous la pouvons saisir ! Les siècles tour à tour y viennent. Verser leur tribut au nectar Que font plus doux ceux qui la tiennent Pour ceux qui la tiendront plus tard ! S'il s'y mêle encore une haleine De fange, de sang et de fiel, Devons-nous dédaigner son miel, Ou la renverser presque pleine ? Elle n'est jamais sans saveur : Un pleur même y devient suave ! Le chercheur. Mais l'échanson, c'est un esclave ; Un maître énervé, le buveur. On voit des pucerons réduits en esclavage, Rassemblés en troupeaux et traits par les fourmis ; Le plus humble génie a des vaincus soumis, Et l'on devient tyran dès qu'on n'est plus sauvage. Combien d'humains troupeaux, fruits d'un docte élevage, À qui les hauts loisirs ne sont jamais permis, Et que, loin des forêts, sous le joug endormis, L'antique faim toujours, mais plus lente, ravage ! Que de peuples se sont à se polir usés ! Nés fiers, et qu'ont rendus serviles et rusés L'intrigue aux mille rets, l'échange aux mille chaînes ! Que de progrès honteux fit la peur de la mort, Quand la paix sans amour, trêve instable des haines, Déshonorant le faible eut désarmé le fort ! Une voix. Calomniateur ! Accompagne, Accompagne en esprit mon vol ; Viens voir, du haut de la montagne, Le labour enrichir le sol, Les grandes villes boire aux fleuves, Et des gravois des vieilles tours Surgir gaîment les cités neuves, Plus florissantes tous les jours. L'œuvre des nobles servitudes, Des pactes saints que tu maudis, Succède au chaos d'herbes rudes Où les fauves rôdaient jadis. Salut à la terre promise Où triomphe aujourd'hui l'espoir ! Le chercheur. Trop d'hommes sont morts sans la voir, Pour qu'un triomphe y soit de mise. Nous prospérons ! Qu'importe aux anciens malheureux, Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître, Qui n'ont fait qu'aspirer, souffrir et disparaître, Dont même les tombeaux aujourd'hui sonnent creux ! Hélas ! Leurs descendants ne peuvent rien pour eux, Car nous n'inventons rien qui les fasse renaître. Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être Par leur injuste exil m'est rendu douloureux. La tâche humaine est longue, et sa fin décevante : Des générations la dernière vivante Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés ; Et les premiers auteurs de la glèbe féconde N'auront pas vu courir sur la face du monde Le sourire paisible et rassurant des blés. Une voix. Notre sort sera misérable Aux yeux de nos derniers neveux ; Pourtant le leur, plus désirable, N'est jamais l'objet de nos vœux : C'est que les biens futurs ne peuvent Nous tenter que s'ils ont des noms ; Les biens connus seuls nous émeuvent, Car seuls nous les imaginons. Plains les morts d'avoir fait la perte Du pauvre champ qu'ils ont aimé, Mais non de n'avoir pas semé La graine après eux découverte. La richesse des cœurs suffit De tout temps à dorer la vie ! Le chercheur. Cet or-là fait peu de profit À la fringale inassouvie ! Je sais donc maintenant, pour l'avoir affronté, Quel monstre ancien, tapi sous sa brillante robe, Aux regards éblouis l'humanité dérobe, Quels aveugles instincts forment sa volonté. Mais à voir son grand air, sa foi dans sa bonté, Son rire olympien sur un infime globe, Je cherche, en son cerveau malsain, l'étrange lobe Où siège et se nourrit son orgueil indompté ; J'y cherche le sinus profond où se recrute Sous sa couronne d'or le vieux levain de brute Qui fermente toujours, plèbe et tyrans, en vous. Demander la justice à cette souveraine, Autant la demander à quelque pauvre reine Au bandeau de clinquant, dans une cour de fous ! Une voix. Dors ! Tu sentiras à l'aurore Je ne sais quel bien-être en toi, Léger, sublime et sage, éclore, Fait de gratitude et de foi. À l'air terrestre, au jour solaire Ouvrant les yeux et les poumons, Tu laisseras le ciel te plaire Et tu diras encore : « Aimons ! » Car ce monde maudit, tu l'aimes ! Et, si la mort s'offrait ce soir, Tu renirais tous tes blasphèmes, Guéri de ton vain désespoir. On se plaît à rêver qu'on sombre, En s'endormant sûr du réveil. Le chercheur. Je crains la menace de l'ombre, Mais je ne tiens plus au soleil. Le chercheur. Ce soir, comme un enfant que sa sœur a boudé (La muse au rendez-vous n'étant pas la première), Je n'ai pas su chanter sans l'aide coutumière ; À ma fenêtre alors je me suis accoudé. Mais l'infini non plus ne m'a rien accordé : Dans l'archipel sublime aux îles de lumière, Où l'âme au vent du large enfle sa voile entière, J'ai promené l'espoir, et n'ai pas abordé. De l'Ourse et des Gémeaux mes yeux ne sont plus ivres, Depuis que, refroidis à la pâleur des livres, Dans ces cruels miroirs ils cherchent des leçons. Le ciel s'évanouit quand la raison se lève ; Les couleurs n'y sont plus que de subtils frissons, Et toute sa splendeur a moins d'être qu'un rêve. Une voix. Courbé sous ton pâle flambeau, Que de chimères tu te crées, Pendant qu'aux plaines éthérées La nuit mène son clair troupeau ! Poète, la lyre et le cygne Dorent le voile aérien ; Tes astres mêmes te font signe, Et tu ne leur réponds plus rien. Tous les soleils auxquels tu penses Regarde-les se balancer ; Contemple ces magnificences Plus douces à voir qu'à penser ! Poète ingrat, ton cœur se blase Sur les ravissements d'en haut. Le chercheur. Malheur aux vaincus ! Il le faut. Les nuits ne sont plus à l'extase. Je contemplais les nuits sans nul présage amer, Quand, jadis, me leurrait leur promesse illusoire, Comme un enfant qui suit, du haut d'un promontoire, Les feux rouges et bleus des fanaux sur la mer. Mais aujourd'hui j'ai peur de l'uniforme éther : Depuis que ma terrasse est un observatoire, Je songe, connaissant la terre et son histoire, Que tout astre, sans doute, a son âge de fer. Tu seras terre aussi, toi qu'on nomme céleste, Et tu te peupleras pour la guerre et la peste, Étoile ; et je te crains, car j'ignore où je vais : J'ai peur que les destins ne soient partout les mêmes, Puisque le sort du monde est quelque part mauvais, Et que les fins pour moi sont toutes des problèmes. Une voix. Ne crois pas que les habitants Des sphères où tu te fourvoies, Y vivent tristes ou contents Par nos douleurs ou par nos joies : Autres sphères, autres désirs ! Et tes présomptions sont vaines ; Cherche ailleurs nos futurs plaisirs, Comme aussi nos futures peines. Hors du lieu, les âmes des morts Auront toutes, selon leurs fautes, Des demeures plus ou moins hautes, Dans un monde inconnu des corps. Ne la cherche pas dans l'espace, La justice accomplie en Dieu ! Le chercheur. Je ne conçois rien hors du lieu, Notre avenir entier s'y passe. Contre le ciel, titans nouveaux, nous guerroyons ; Où la fougue échoua, triomphe la tactique ; Un triangle l'atteint, debout sur l'écliptique, Un cristal l'analyse en brisant ses rayons ; Nous savons maintenant, par leurs échantillons, Que les astres sont tous de matière identique, Comme ils sont tous régis, dans leur fuite elliptique Par un même concert de freins et d'aiguillons. De ces deux vérités la rigueur m'épouvante : L'une ôte aux paradis que l'espérance invente L'éclat surnaturel qu'admire l'oeil fermé ; L'autre me fait douter si mes vœux et mes gestes Sont plus libres sur terre, où mon être a germé, Que le vol de ce bloc dans les déserts célestes. Une voix. Dieu seul fait le geste vivant ! Le fougueux élan de la terre Ne fait pas l'essor volontaire De la ronde où chante l'enfant ; L'orbe immense que doit décrire Ce vaste bloc inanimé, Ne fait pas le pli du sourire, Seul volontaire et seul aimé. Non ! C'est une force princière Qui dans toute chair veut et sent ; C'est, mélangée à la poussière, Une haleine du tout-puissant ! Et ce souffle à chaque être assigne Avec sa dignité son rang. Le chercheur. Où le destin règne en tyran Est-il rien de digne ou d'indigne ? L'enfant prête un vouloir libre et capricieux Au papillon qu'il suit et qui toujours recule, La fleur suit le soleil de l'aube au crépuscule, Le zéphyr semble errer comme un lutin joyeux, Chaque être a l'air d'agir comme il l'aime le mieux, Cependant chaque atome aveuglément circule : De l'haleine des vents la moindre particule Doit son vol et sa route au branle entier des cieux ; La plante est une horloge ; et sans se dire : « Où vais-je ? » Le papillon voltige ainsi que flotte un liège, D'équilibre et d'instinct tout son caprice est fait ; Et la main qui l'a pris n'a pu faire autre chose. Nul acte qui ne soit un nécessaire effet, Nul effet révolté contre sa propre cause ! Une voix. Par je ne sais quoi de brutal Et d'hostile à toute noblesse, Un monde absolument fatal Dans ma conscience me blesse ! Non ! Le courage et la fierté Ne permettront jamais qu'on nie L'incompréhensible harmonie Des lois et de la liberté ! Si le mystère que tu creuses Confond les plus puissants esprits, De simples âmes généreuses Le prouvent sans l'avoir compris ! Arrière ta philosophie ! Moi je sais dès que mon cœur sent. Le chercheur. Pour moi, qui ne sais qu'en pensant, Sentir à penser me convie. Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir : Fatalement conçu pendant qu'on délibère, Fatalement vainqueur, c'est lui qui seul opère La fatale option qu'on appelle un vouloir. En somme, se résoudre aboutit à savoir Quelle secrète chaîne on suivra la dernière ; Toute l'indépendance expire à la lumière, Puisqu'on saisit l'anneau sitôt qu'on l'a pu voir. Tout ce qu'un être veut, son propre fond l'ordonne, Mais l'ordre, irrésistible à son insu, lui donne Le sentiment flatteur qu'il est sollicité. Ainsi la liberté, vaine horreur de tutelle, N'est que l'essence aimant le dernier joug né d'elle, L'illusion du choix dans la nécessité. Une voix. Debout ! Debout ! ô Macchabées ! Ô Léonidas, ô Brutus ! Ô Christ ! ô victimes tombées Pour les droits ou pour les vertus ! Debout ! Grands saints et grands stoïques ! Et de toute votre hauteur Laissez vos linceuls héroïques Descendre sur cet imposteur ! Qu'il sente sur sa tête infâme Leur poids grossir comme un remords ! Qu'il entende sourdre en son âme L'anathème indigné des morts ! J'irai sans lui, d'un seul coup d'aile, Droit au cœur de la vérité. Le chercheur. Sous l'anathème immérité J'y rampe, explorateur fidèle. Mais j'achève, déçu, sans avoir débarqué, Cette exploration que nul vent ne seconde ; Et mon espoir se brise et s'abîme sous l'onde, Comme succombe un mât par la tempête arqué. Si l'ordre universel dans l'atome est marqué, Plus rien, pas même Dieu, n'est responsable au monde ; Et j'erre, moi qui cherche, entraîné par ma sonde, Dans l'orbite de l'astre où mon poids m'a parqué. Si le vouloir, jouet d'une invincible amorce, N'est plus qu'un vœu fatal complice de la force, À quoi bon demander la justice au destin ? L'égoïsme partout, qui se masque ou s'étale ; Partout l'activité criminelle ou fatale ! De mon périple ingrat voilà donc le butin ! Une voix. Que la raison fait le jour triste ! Mais où finit son examen Quelque chose de grand subsiste : Le battement du cœur humain. Si rien de noble ne demeure, Quand on a criblé l'univers, D'où vient en moi le fou qui pleure Sur des maux qu'il n'a pas soufferts. Ce fou, plus grand que ma personne, Des blessures d'autrui saignant, Qui fait taire, quand je raisonne, Ma raison même, en s'indignant ? Ah, crois-moi ! Son délire auguste, C'est du juge infini l'arrêt ! Le chercheur. L'équité, si l'arrêt est juste, Même sans Dieu, le dicterait. Les deux poids suspendus, que la barre oscillante Berce avec symétrie autour d'un de ses points, Ne s'alignent qu'après s'être fuis et rejoints : La plus juste balance est aussi la plus lente ; Mais quand elle a dicté sa sentence indolente, Entre les deux plateaux, immobiles témoins, L'équilibre, établi, ne l'est pas plus ou moins. Il n'est pas d'équité qu'un droit meilleur supplante. Un droit surnaturel est un dogme insensé ! Que par l'homme ou les dieux le droit soit dispensé, Entre toutes les mains la balance est unique. La créature y peut juger le créateur ; Et quiconque a senti l'ordre du monde inique, S'il n'est pas un athée, est un blasphémateur. Une voix. Toi par qui, suprême inconnue, Le grand problème se résout, Qui que tu sois, cause de tout, Où chaque essence est contenue ! Tu n'es pas nulle, car je suis, Et n'ai d'être que par toi-même, Et, rien qu'en sondant le problème, Je t'atteste quand tu me fuis. Et tu n'es pas imaginaire, Toi, source unique du réel ; Tu n'habites pas un vain ciel : C'est toi qu'on craint dans le tonnerre, C'est toi qu'on prie en tous les dieux, Seule forte et seule immortelle ! Le chercheur. Sa puissance éclate à tes yeux ; Mais sa justice, où donc est-elle ? J'écrase un moucheron sans peur d'être honni, Exempté des soucis de la miséricorde, Sans même que la bête innocente me morde, Sans raison, par le droit du caprice impuni. Mais l'homme, qui s'érige en roi dans l'infini, N'a pas l'immunité du haut rang qu'il s'accorde. Des pressoirs de la mort son propre sang déborde, À quelque énorme soif incessamment fourni. Qui sait ? Ne suis-je point insecte pour un autre ? Pour l'habitant d'un monde où s'abîme le nôtre, Géant dont l'oeil baissé me semble être un ciel bleu ? J'y songe ! Et si parfois sur le bord de ma table Se pose un moucheron, le sentant respectable, Je l'épargne pour croire à la bonté d'un dieu. Une voix. Oui ; toi-même un géant t'épie ; Mais il n'est pas capricieux : Avant d'écraser un impie Il le suit longuement des yeux. N'abuse pas de son silence, Car il pourrait bien se fâcher... Je sens son poing qui se balance, Comme un fardeau qu'on va lâcher. Nul n'a prévu ce qu'il décide, Son calme immuable est trompeur, Et malgré son dédain placide Ton impiété me fait peur ! Crois donc à la bonté suprême Puisqu'en la défiant tu vis ! Le chercheur. Les doutes sont-ils des défis ? Et l'angoisse est-elle un blasphème ? Des vivants, qu'il fait naître et dont il n'a pas soin, L'économe éternel trompe la confiance : Le besoin donne un droit, le droit une créance ; Ils sont tous créanciers de l'auteur du besoin. L'universelle faim, dont il est le témoin, Réclame chaque jour une ample redevance ; À lui seul incombait d'y pourvoir à l'avance, D'apporter la pâture, ou d'y veiller de loin. Si donc il est un dieu, l'appétit constitue, Dans chaque être apte à vivre et que le jeûne tue, Un droit à s'assouvir, dont lui répond ce dieu ! Mais partout je ne trouve, en l'absence du maître Que d'impuissants pasteurs qui règnent en son lieu Parasites sacrés du troupeau qu'ils font paître. Une voix. La bête, rampant sous le ciel, N'a, dans l'orage ou l'éclaircie, Rien qu'elle invoque ou remercie, Nul recours providentiel ; Mais l'homme au loin se cherche une aide En de sublimes régions. Seul être que l'azur obsède, Il a seul des religions ; Prolongeant le temps et l'espace, Il craint, pour le crime impuni, Qu'ailleurs l'éternité n'amasse Des colères dans l'infini. Les cultes ont rendu moins frustes L'âme et les mœurs de leurs croyants. Le chercheur. Ils ont fait plus de mendiants Et de meurtriers que de justes. Par ses religions au meurtre convié, L'homme, même en tuant, croit faire une œuvre pie : De la gorge des bœufs, du sein d'Iphigénie, Coulait jadis à flots le sang sacrifié ; Et tout à l'heure encore un prêtre a confié À ta lèvre, ô chrétien ! La victime infinie, Et dans la lâche paix de la faute impunie Tu savoures un dieu pour toi crucifié ! Il faut pour ton salut qu'il souffre et qu'il expire, Et qu'au trou de son flanc, comme un cruel vampire, Ton péché sanguinaire aspire un paradis. Quelle que soit la pourpre où le bonheur se vautre, Tout vivant qui jouit en martyrise un autre : C'est le destin pareil des saints et des maudits. Une voix. Pourquoi donc enfoncer les pointes D'une ironie âpre et sans foi Au cœur de ceux qui, les mains jointes, Veulent prier même pour toi, Qui pratiquent, fût-ce à grand'peine Et par la seule peur du feu, La charité, si surhumaine Qu'elle suffit à prouver Dieu ? Ah ! C'est grâce à la foi sincère, Par un oeil humblement baissé, Que sur notre immense misère Le premier baume fut versé. Je vois une larme qui monte, Au bord de tes cils affleurant... Le chercheur. Je la laisse couler sans honte ; Mais on y voit trouble en pleurant. Le chercheur. Là-haut, ce clair de lune étrange me repose : Le croissant, nébuleux, erre, comme un grand lis Qu'une dentelle éparse entraîne dans ses plis Sous les sombres rideaux d'une alcôve bien close. Quand saurai-je mourir, si, ce soir, je ne l'ose ? De la molle nuée où tu t'ensevelis, Douce lune, à mon front forme un coussin d'oublis, Dût ma pensée y faire une éternelle pause ! À quoi bon remuer le dessous des couleurs ? Laissons l'âme en un songe abîmer ses douleurs, Comme l'étang s'azure en déposant sa vase. Oh ! Que j'expire en toi, délivré du soleil ! Il me serait si bon de suivre ton extase, Emporté sans retour, assoupi sans réveil... Une voix. Pourquoi déserter de la sorte ? À t'ouïr pousser des hélas, On croirait que ton dos supporte L'univers entier comme Atlas, Ou bien qu'un remords implacable, Un remords de grand criminel, De son poids obstiné t'accable ! Ton sort est-il donc si cruel ? Qu'as-tu commis qui ne s'avoue ? La fortune a-t-elle soudain Fait descendre pour toi sa roue ? As-tu peur de mourir de faim ? Ton lot, si fort qu'il te déplaise, Fait envie aux vrais malheureux. Le chercheur. C'est d'un profond retour sur eux Que naît mon immense malaise. J'ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal, Mais je retiens ma part des bœufs qu'un autre assomme, Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme Que le fouet d'un cocher hâte un peu mon cheval ; Je suis juste, et je sens qu'un pauvre est mon égal ; Mais, pendant que je jette une obole à cet homme, Je m'installe au banquet dont un père économe S'est donné les longs soins pour mon futur régal ; Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne, Mais j'usurpe le pain qui dans mes blés frissonne, Héritier, sans labour, des champs fumés de morts. Ainsi dans le massacre incessant qui m'engraisse, Par la nature élu, je fleuris et m'endors, Comme l'enfant candide et sanglant d'une ogresse. Une voix. Les lions déchirent les bœufs, Et mieux que le fouet, leur poursuite Met les chevaux tremblants en fuite ; Dieu le souffre ! Et tu fais moins qu'eux. Des peines que ton père a prises Jouis en paix dans son verger, Les moineaux friands de cerises S'y font par Dieu même héberger. Ton remords est bien ridicule Devant l'écurie et l'étal, Et bien étrange ton scrupule De t'asseoir au banquet fatal : Dieu t'y convie, et te dispense De peser si c'est juste ou non. Le chercheur. Mais le cœur sent, mais l'esprit pense, Et sans leur aveu rien n'est bon. L'homme s'octroie une âme, et juge que les bêtes Ne sont qu'un vague souffle agitant un vil corps : « Je puis donc, leur dit-il, vous frapper sans remords, Vous que le limon seul fit tout ce que vous êtes. » « Tombez, dit-il aux bois dont il abat les têtes, Vos élans vers le ciel sont d'aveugles efforts ! » Ainsi l'homme insolent, pour ennoblir ses torts, Les appelle des droits, et ses vols des conquêtes. Tout être est sa pâture ou bien son portefaix ; Souvent, sans besoin même, il mutile, il ébranche, Et sa colère éclate à la moindre revanche. Les fiertés de la brute, il les traite en méfaits. Pour le joug qu'il t'impose, ô brute à face blanche, Ne flétris point César ! Il fait ce que tu fais. Une voix. Résignons-nous aux lois du monde : César est battu par l'amour ; Maîtres et valets à la ronde Vont se fustigeant tour à tour ; La nymphe bat le vieux Silène Avec un sceptre d'églantier, Qu'un zéphyr bat de son haleine Et dont la fleur bat le sentier ; Et Silène à trotter condamne Son baudet tardif et têtu, Il le bat ; et du pied de l'âne Le gazon naissant est battu. Et personne, églantier, zéphire, Bêtes, ni gens, n'en est surpris ! Le chercheur. Si tu comprends de quoi tu ris, Ô Démocrite, peux-tu rire ! Puisqu'il m'est bien connu, le mépris souverain Des destins et des dieux pour le droit en souffrance, Que ne sais-je imiter leur sage indifférence ! D'où vient qu'un tort causé m'est encore un chagrin ? Que pouvant assouvir, le front haut et serein, Toutes mes passions, sans gêne, à toute outrance, J'admets dans ma ... |